CHAPITRE IX
DES SAUTES de pesanteur indiquèrent que le Luiz Andréas Zemön modifiait sa trajectoire pour se placer en orbite d’Hixsour. Il ne restait que deux jours avant le décrochage de l’atterrisseur.
Valrin étudia une dernière fois les rapports papiers de Nargess. Des phrases sibyllines se détachaient de la litanie des escales et des dépenses :
Trois hommes escortent la Clé, des polyvalents comme moi. Ils ont toujours une longueur d’avance, il faudra mieux payer les IA de pistage.
Pavel est mort – perte normale. Renforcer les procédures.
Cela fait deux mois que je végète sur Cel Atham. Ils ne sont pas venus, l’info a dû filtrer. Demande de transfert au point suivant.
Trace ADN du tueur trouvée dans le conapt cible. Fichier joint pour recherche prioritaire.
Bref, rien d’utilisable. Valrin avait fait des recherches sur le réseau des téléthèques sur le nom de « Clé ». Ainsi qu’on pouvait s’y attendre, les réponses se comptaient par centaines de milliers. Les rapports de Nargess portaient en en-tête : Porte noire. Une recherche sémantique ne s’avéra pas plus concluante. La Porte noire faisait partie du folklore des Apôtres des Vangk. Selon eux, il existait une Porte spéciale, une Porte ouvrant sur le Multivers. C’était un point nodal par lequel il était possible de se rendre n’importe où sans avoir à prédéterminer sa destination ; cette Porte universelle ouvrait également sur la tout aussi mythique « Porte blanche » derrière laquelle s’abriterait le monde natal des Vangk. Il était également possible de bloquer et déverrouiller n’importe quelle Porte à volonté.
Ce type de légende, fantasme d’élévation ou de puissance absolue, allait à l’encontre du principe même de réseau qui fondait le système des Portes de Vangk. Quant aux acceptions symboliques répertoriées dans les banques de données des téléthèques, elles n’étaient pas plus éclairantes.
Valrin laissa tomber et alla flâner dans les salons. Le Zemön transportait essentiellement des familles de colons. Elles venaient de deux agromondes différents et essaimaient vers une planète tout juste découverte. Dans les soutes s’entassaient des sacs de graines et des fœtus congelés de porçons, de faluils provenant d’Ackerin II et de poissons d’élevage… une véritable arche de Noé à usage industriel. Il régnait à bord une curieuse ambiance d’exaltation naïve. Un positivisme animal qui excluait tout bémol autocritique. On discutait et on riait fort. Les sexes se frottaient dans une folle sarabande, comme si la frénésie de peuplement ne pouvait attendre l’arrivée sur la terre promise… Cela incita Valrin à regagner sa cabine.
En attendant l’embarquement sur le module d’atterrissage, il dépouilla les journaux locaux d’Hixsour. Il remonta à plusieurs mois en arrière. Un incendie inexpliqué avait ravagé la capitale, faisant six cents morts, approximativement à la date où l’inconnue avait fait escale sur Es Moravi.
Six cents morts. Il sautait peut-être trop vite aux conclusions, mais, si cette catastrophe avait eu pour objectif de faire place nette après le passage de l’inconnue, combien de génocides étaient prêts à commettre ses accompagnateurs pour protéger leur secret ?
Il haussa les épaules et refoula cette question tout au fond de son esprit.
Il grimpa dans l’atterrisseur en compagnie d’une quinzaine de personnes : des administrateurs et des hommes d’affaires, en plus des quatre tueurs. Ceux-ci ne cherchaient pas à se cacher, et le chef se devinait aisément à la façon dont il s’imposait au milieu des autres. C’était l’androgyne tatoué de la pièce de théâtre. Valrin sourit intérieurement. Ses trois subalternes devraient être éliminés. Mais, celui-là, il faudrait le garder en vie afin de l’interroger.
Les volets du module se fermèrent, mais la descente ne s’effectua qu’après un tour d’orbite pour rien, le temps pour le guidage sol de s’aligner. C’est à peine si Valrin fit attention aux vrombissements qui envahirent la cabine. Un voyant passa au vert. Un sifflement, une gêne passagère dans les oreilles – ils avaient atterri. On les fit passer dans un tube étroit puis dans une salle d’eau pour l’habituelle douche détergente. L’air était inférieur de quelques décimales à la pression nominale du Zemön, son taux d’oxygène était de quelques décimales plus élevé ; il charriait des gaz rares et des poussières organiques qui faisaient de cet air celui d’Hixsour et d’aucun autre monde.
Valrin récupéra ses vêtements aseptisés. On le fit passer à travers des corridors crasseux, puis il se retrouva dans le hall du terminal, en face de la consigne. Les armes – deux pistolets et un fusil matriciel de calibre moyen sur trépied – et les explosifs qu’il avait commandés par l’intermédiaire d’Admani étaient bien là.
L’intermédiaire avait même laissé une petite statuette dans un sac en plastique auquel était agrafé un carton : En bon souvenir d’Hixsour. La statuette représentait un singe à six mains et était faite de fils de métal tressés puis fondus. Valrin l’empocha.
Il n’eut aucun mal à suivre les quatre hommes jusqu’à un hôtel miteux à la périphérie de la ville. Il loua une chambre à l’étage en dessous – le deuxième – et commença sa surveillance. Comme il s’y attendait, les quatre hommes ne sortaient jamais séparément, et au moins l’un d’entre eux restait toujours dans la chambre qu’ils partageaient.
Il les espionna, attendant qu’ils aient localisé leur proie. Les tueurs étaient efficaces : ils y parvinrent en une semaine. C’était un homme du nom de Xavier. Il avait échappé à des intervenants locaux. Il aurait dû être éliminé depuis longtemps, mais on avait jugé préférable de laisser passer plusieurs mois entre les deux opérations.
Le moment d’agir était venu. Valrin les photographia et inséra leur profil dans le traqueur optique de son fusil matriciel. Puis il alla le dissimuler dans une haie, de l’autre côté de la rue. Posté sur un trépied, son angle de vision couvrait l’entrée de l’hôtel et les deux fenêtres du rez-de-chaussée, mais pour le moment il n’était pas activé. Valrin acheta un minidrone d’entretien de conduites d’évacuation, le bourra de plastic et le téléguida jusqu’à la salle de bains des tueurs. Il bloqua le drone à l’intérieur de la conduite, au niveau du sol. Puis il remplit de plastic l’ampoule grillée du couloir en face de leur chambre.
Dès que ce fut fait, il alla en ville et se procura un tout-terrain jaune avec des portières en damier noir et blanc. Le pilote automatique était un logiciel générique Sprit 2 adapté aux spécificités du véhicule, trop idiot pour comprendre les ordres en langage naturel. Hixsour abritant une société en état de décomposition avancée, négocier sans trace légale s’avéra d’une extrême facilité.
À son retour, il activa le fusil matriciel et revint dans sa chambre. Les tueurs s’apprêtaient à lever le camp. Valrin entendit quelqu’un entrer dans la salle de bains. Il compta les pas, l’index au-dessus du bouton du détonateur de sa télécommande. Il lui était impossible de savoir de quel tueur il s’agissait. Un acolyte ou le chef en personne ? C’était un risque à courir.
Ça y est, il est devant l’évier. L’eau coule… Maintenant !
L’explosion fit vibrer tout l’étage et lézarda le plafond de la chambre de Valrin. Il se précipita dans le couloir et dévala les escaliers. Il se retrouva sur le trottoir au moment où la seconde détonation, celle du couloir, retentissait dans l’air. Une épaisse fumée sortait d’une fenêtre du troisième étage.
Au moins un mort, il en était sûr. Mais l’explosion du couloir n’avait peut-être rien donné.
Valrin se posta au coin de la rue, un pistolet à induction à la main. Du majeur, il tapota trois fois sur un bouton situé sur le côté, sélectionnant le nombre de balles à injecter dans la chambre d’induction. Les balles étaient conçues pour libérer à l’impact une onde de choc synchrone broyant les organes qu’elles n’avaient pas traversés.
Son véhicule était garé une centaine de mètres en amont. Il ne risquait rien car la police n’arriverait pas avant une bonne demi-heure : comme sur toutes les planètes en faillite, les services publics d’Hixsour avaient été sacrifiés en premier.
Le plus jeune des tueurs sortit. Du sang coulait de ses oreilles et ses vêtements étaient noircis. Le traqueur optique du fusil sur trépied ne lui laissa aucune chance : au bout de trois pas, une balle lui ouvrit un troisième œil au milieu du front. Mais il n’eut pas le temps de tomber. Derrière lui, l’androgyne le maintint debout, se servant de lui comme d’un bouclier. Une arme curieuse, large et plate, enveloppait son avant-bras. Sans hésiter, il tira à travers le corps de son compagnon. Une gerbe de feu jaillit dans la haie. Le chef lâcha enfin le corps presque coupé en deux à partir de la taille.
Valrin visa au niveau de la taille et appuya sur la détente. L’androgyne se plia en deux, mais en un éclair Valrin sut qu’il n’était que légèrement blessé. Ses vêtements spéciaux avaient bu l’énergie cinétique des trois projectiles qui pénétraient son flanc. Trop tard pour le mettre hors d’état de nuire sans le tuer. Valrin recula à l’abri du mur et courut vers son tout-terrain. Derrière lui, des milliers de micro-impacts déchiquetèrent l’angle du mur.
Valrin démarra en trombe. Direction un point derrière l’horizon dont il avait entré les coordonnées dans le pilote automatique. C’est là-bas, dans un domaine abandonné à six cents kilomètres de la capitale, qu’aurait lieu le prochain affrontement.
Le tout-terrain traversa une aire encombrée de semi-remorques rouillant sur leur plateau de déchargement, puis des raffineries de nourriture avec leurs tours-champignons à protéines, fissurées et livrées au délabrement. L’état de la route se dégrada quelque peu. Tout du long, des panneaux publicitaires hors d’âge vantaient les mérites d’entreprises qui n’existaient plus. Devant des bâtisses préfabriquées au toit de tôle ondulée, des ribambelles de gamins jouaient à la balle. Certains coururent derrière le tout-terrain en faisant des gestes obscènes. L’air empestait tant la vieille levure que Valrin ordonna au pilote automatique de fermer les aérations. Puis il modifia l’inclinaison du siège en position couchée et s’endormit pour deux heures.
Lorsqu’il se réveilla, le tout-terrain roulait à bonne allure sur la route poussiéreuse et inégale, entourée de chaque côté par des collines en friche s’étendant à perte de vue. Des champs jadis moissonnés par des drones géants pilotés depuis des satellites géosynchrones. Sans doute les machines agricoles pourrissaient-elles quelque part au sein de cette savane tristement éclairée par le soleil émeraude.
Il se demanda ce qui l’avait réveillé. Au moment où il se posait la question – un grondement sourd, un petit tremblement de terre ? –, le tout-terrain ralentit de lui-même et une harde de faluils sauvages traversa la route au son de majestueux barrissements. Cinq adultes hauts comme des immeubles de trois étages et pesant largement leurs douze tonnes trottaient sur trois paires de pattes massives, suivis par une ribambelle de larves d’à peine une tonne… Alors qu’ils s’éloignaient dans l’océan d’herbes folles, Valrin contempla leurs longs cous qui oscillaient tels des serpents de mer égarés, en se demandant quels prédateurs ces mastodontes pouvaient avoir eu sur leur planète d’origine.
Un embranchement se dessina bientôt, surmonté d’un silo crevé, son cône à demi effondré hissant un relais radio tout tordu au-dessus de lui.
Le tout-terrain enfila une voie partant sur la gauche. Pendant une dizaine de minutes, il progressa sur une pellicule de mousse rose donnant la sensation de rouler sur une épaisse moquette. Les roues soulevaient des nuages de spores qui retombaient dans son sillage. La fin d’après-midi verdissait le soleil tandis que son compagnon commençait à apparaître, blême, pareil à une lune brouillée.
Le tout-terrain croisa les restes calcinés d’un châssis d’automobile puis ralentit à l’approche de la résidence. Valrin coupa le moteur et descendit.
Il était curieux de voir cet homme seul qui avait échappé une première fois à la mort.
Le vent charriait une désagréable odeur âcre provenant sans doute des buissons-vinaigre à l’écart.
Il s’avança sous le perron et mit ses mains en porte-voix.
« Xavier Ekhoud ? Je sais que tu es là ! »
Silence. Mais, quelque part dans la résidence, on l’écoutait. Des systèmes anti-invasifs étaient pointés sur lui, n’attendant qu’une commande pour l’éliminer. C’était comme s’il sentait leurs regards électroniques qui l’auscultaient.
« Un homme va venir pour te tuer, Xavier ! Je pense que tu sais que ça devait arriver… et je t’assure que nous ne serons pas trop de deux pour l’affronter. »
Pas de réponse. Valrin se dirigea vers la porte. Un haut-parleur grésilla :
« N’avance plus ! Dis ce que tu as à dire, et fiche le camp ! »
Valrin s’arrêta.
« Sois raisonnable. Ceux que tu as éliminés n’étaient que du menu fretin. Ils en ont envoyé d’autres. J’ai pu en liquider deux, peut-être trois, mais pas le chef. C’est le plus fort et il en vaut dix. Tes dispositifs de sécurité ne lui résisteront pas.
— Qui es-tu ?
— Mon nom ne te dirait rien.
— Dis-le tout de même !
— Valrin Hass.
— Pourquoi m’aides-tu et que veux-tu en échange ?
— Nous avons le même ennemi. Tu n’es pas le seul qu’ils aient voulu éliminer pour effacer les traces de la femme qu’ils escortaient. Par conséquent, tu pourrais être un allié utile à mon projet. Quant à ce que je veux en échange, ce sont essentiellement des renseignements. Et d’abord le nom de notre ancien employeur commun. »
Un long silence s’ensuivit. Puis la porte de la résidence s’ouvrit dans un claquement. Un homme sortit sur le perron, clignant des yeux sous la lumière déclinante du soleil. Un fusil matriciel, reconnaissable au gros magasin carré surmontant la culasse, était coincé au creux du coude. Ses traits émaciés étaient encadrés d’une chevelure châtain filasse. Entre trente et quarante ans. D’une grande maigreur, passablement négligé. L’image d’un homme traqué. Il acceptera mon aide. Au fond de lui, il l’a déjà acceptée puisque je suis en vie.
« J’ignore le nom de mon employeur, dit Xavier d’une voix lasse. Jamais dans ma carrière je n’ai vu une telle discrétion pour sauvegarder le secret… Mais j’en sais un peu plus au sujet de Jana. »
Valrin fit un pas en avant. Aussitôt, Xavier dirigea le canon de son fusil vers sa poitrine.
« C’est le nom de la femme ? fit Valrin en s’arrêtant.
— C’est en tout cas comme ça qu’ils l’appelaient.
— Est-ce que le mot “Clé” t’évoque quelque chose ? »
Xavier secoua la tête, les sourcils froncés par la concentration.
« Et celui de “Porte noire” ? »
Le jeune homme secoua à nouveau la tête.
« Ils n’ont jamais discuté en ma présence. Je devais simplement produire un clone de Jana. Et c’est ce que j’ai fait. J’étais sous étroite surveillance. Mes collaborateurs et moi devions même porter un bracelet-espion à la cheville, grâce auquel ils pouvaient nous localiser à tout moment. Mais j’ai quand même pu dérober un échantillon tissulaire de Jana.
— Pourquoi ? »
Xavier détourna brièvement la tête une fraction de seconde – assez pour que Valrin bondisse sur lui. D’une main, il repoussa le canon du fusil vers le haut au moment où celui-ci crachait son feu, ouvrant un grand trou dans le porche en pierre. Puis il percuta Xavier, roula avec lui sur le perron. Le jeune homme rua pour se dégager, mais un coup sous le menton l’assomma à demi. Valrin posa un genou sur sa poitrine. Les yeux de Xavier papillotèrent. Valrin relâcha un peu de sa pression pour lui permettre de parler.
« J’aurais dû me douter qu’ils enverraient quelqu’un dans ton genre, haleta Xavier.
— Mes nerfs n’ont pas été artificiellement optimisés, si c’est ce que tu entends par là.
— Non… ce sont tes yeux.
— Je ne suis pas venu pour te liquider, bien au contraire.
— Dans ce cas, pourquoi m’as-tu attaqué ?
— Pour te prouver que tu dois me faire confiance. Tu serais mort à la seconde où je l’aurais décidé. »
Il tendit la main à Xavier. Après une hésitation, celui-ci l’empoigna et se hissa sur ses jambes.
« Le temps presse, reprit Valrin. On parlera plus tard de la raison pour laquelle tu as volé des cellules de Jana. L’autre ne va pas tarder à arriver. Il me faut le plan de tes dispositifs anti-intrusion. »
Xavier hocha la tête. Le soleil disparut dans un bref flamboiement à l’horizon. La lueur sanglante de la naine rouge diffusa dans la nuit.
« Est-ce qu’elle brille toute la nuit ? questionna Valrin.
— Non, les deux premières heures seulement.
— Il n’attendra pas demain pour attaquer. Il peut arriver d’ici quelques heures ou quelques minutes. Il est peut-être déjà en route. »
Ils rentrèrent dans la résidence. Xavier le mena dans une petite pièce sous l’escalier, où étaient centralisées les commandes des dispositifs de protection. Il y en avait une bonne centaine, reliés en réseau à travers six hectares entourant la résidence. Une mosaïque d’écrans était branchée à des caméras cryptées disséminées un peu partout. Sur un écran figurait une carte tactique de type militaire.
Valrin sortit une barrette mémo standard de sa poche.
« Là-dedans se trouve un portrait du tueur à gages qui va arriver. Enregistre-la dans tes analyseurs d’images. Cela peut toujours servir. »
Xavier hocha la tête et s’exécuta. Un point rouge apparut sur la carte et se mit à se déplacer. Plutôt vite.
« On dirait que c’est notre ami. Que donne l’image ? »
C’était un camion dont le numéro de location était effacé.
« C’est bien lui. Il arrive à toute allure… Son pare-brise est polarisé. Dommage, on ne saura pas combien ils sont là-dedans. »
Xavier tapa quelque chose sur un clavier.
« J’ordonne un suivi vidéo. »
Valrin pointa l’index sur un point.
« Pourquoi est-il orange ?
— C’est une mine-taupe, expliqua Xavier distraitement. Modèle Ster MT12C. Il y en a cinq. Je ne les ai pas encore activées, mais…
— Elles peuvent bouger ?
— D’après ce que j’ai lu sur le mode d’emploi, elles émettent un faisceau d’ultrasons capable de réduire en poudre n’importe quelle roche. Totalement silencieuses, mais leur progression est très lente, trois kilomètre-heure au mieux.
— Verrouille-les sur le camion.
— Ils seront déjà entrés depuis longtemps dans la résidence quand la première mine-taupe l’atteindra…
— Obéis. »
Alors que le jeune homme s’exécutait, le véhicule ralentit sur l’écran. La porte arrière s’entrebâilla et se referma tout aussitôt. Le camion reprit aussitôt sa vitesse initiale. Valrin se tourna vers Xavier.
« Tes caméras ont un mode infrarouge ?
— Je crois… Attends. Oui, voilà.
— Bascule-les maintenant. Dépêche-toi ! »
Les images sur la mosaïque d’écrans perdirent leurs couleurs et leur résolution chuta de moitié. Un bip discret signala qu’une silhouette humaine venait d’être repérée, courant en direction de la résidence. Pour se dissiper sur-le-champ.
« Une armure mimétique », murmura Valrin.
Il avait déjà vu ce genre de tenue haut de gamme quand il avait parcouru les catalogues de vente d’armes par correspondance : un système caméléon d’accommodation à l’environnement. Excessivement cher et d’une efficacité peu évidente, car les cellules chromatophores qui le tapissaient ne fournissaient qu’un camouflage peu affiné. Sans doute comptait-il jouer sur l’effet de surprise.
« Le camion arrive devant la résidence, indiqua Xavier en se mordant les lèvres. Que fait-on pour le type invisible ? »
Valrin se rua vers la porte, attrapant le fusil matriciel au passage.
« On a quelques minutes avant qu’il n’arrive. Branche tous les dispositifs anti-intrusion et reste ici. Moi, je leur réserve un comité d’accueil.
— Tu es fou, ils sont sûrement trois ou quatre dans le camion. Tu vas te faire tuer ! »
Sur la carte, les points orange convergeaient vers le camion qui approchait. Xavier voulut à nouveau raisonner Valrin, mais ce dernier était déjà parti. Il se remit aux commandes. À plusieurs reprises, des signaux de mouvement <élément inconnu> s’incrustèrent sur des capteurs, de plus en plus près de l’entrée : le tueur était invisible aux infrarouges, ce qui impliquait que son armure devait dissiper sa chaleur par bouffées aléatoires. Xavier réfléchit. S’il pouvait reprogrammer les systèmes pour qu’ils tirent sur les « éléments inconnus » captés çà et là…
Quelques secondes plus tard, des impacts amortis firent vibrer les murs tandis que des rafales d’armes automatiques ravageaient la façade. Un échange nourri s’ensuivit. Les points clignotants des mines-taupes avançaient à la vitesse d’un homme au pas en direction du camion immobile.
Quand elles ne furent plus qu’à dix mètres de leur cible, Xavier cria :
« À l’abri ! »
Un bruit de cavalcade. Une explosion assourdissante – les mines venaient d’exploser. Une autre rafale retentit. Puis la détonation sourde d’un coup de feu tiré par un fusil matriciel.
Enfin le silence. Xavier désactiva les mines-taupes qui restaient.
« Ça va, Xavier, tu peux venir. »
Le jeune homme saisit son pistolet, écouta l’entrée des balles dans la chambre d’induction. Puis il sortit sur le seuil.
La scène était éclairée par les flammes bleues du camion qui se consumait. Une silhouette mutilée gisait sous une portière ouverte.
Valrin était accroupi à vingt mètres sur la gauche. Quelque chose se matérialisait devant lui. Un homme allongé, harnaché dans une sorte de combinaison matelassée. Elle était déchirée en plusieurs endroits. L’un de ses bras avait été brisé. Xavier se mit à marcher plus vite. Le visage androgyne du tueur apparut lorsque Valrin lui arracha sa cagoule. Tout comme le reste de la combinaison, elle était recouverte de losanges d’un ocre terne : les cellules chromatophores inertes.
Une peur rétrospective fit trembler les mains de Xavier… Elle s’accrut brutalement quand un long frémissement parcourut la silhouette.
« Ne t’approche pas encore, dit Valrin sans lever les yeux. Et toi, reste tranquille ou je te tue tout de suite. Pas de chance, hein, que tu te sois trouvé trop près de la mine-taupe quand elle a explosé. »
La voix du tueur chuinta à travers sa souffrance :
« Si tu me tues, tu n’auras plus rien à négocier. »
Valrin éclata de rire.
« Je crois que tu te surestimes aux yeux de tes employeurs. Et si tu avais une quelconque valeur à leurs yeux, ce serait un argument en ta défaveur. D’ailleurs, il y a fort à parier qu’après cet échec soit ils laisseront tomber, soit leurs moyens de coercition changeront d’échelle. La stérilisation de cette planète, pourquoi pas ?
— Je ne comprends rien. Que veux-tu ? siffla le tueur.
— Un nom.
— Un nom ?
— Celui de la multimondiale qui t’emploie. La filiale ou l’agence avec laquelle tu as traité suffira.
— Mon contrat comporte une clause de discrétion. Il ne m’est permis de divulguer aucun nom. » Il déglutit. « Et même si je le voulais, je ne pourrais pas. Trop de paravents entre eux et moi.
— Allons, tu n’es pas du genre à accepter un travail important sans t’être renseigné. Quelque chose me dit que tu es appointé par eux régulièrement. Une opération contre Xavier s’est déjà cassé les dents. Pour rectifier le tir, ils ont envoyé quelqu’un de confiance. Quelqu’un qui avait déjà mené à bien des opérations pour leur compte, et avec succès. Tu connais leur nom.
— Qu’est-ce que ça peut bien faire ? »
Il bougea la main pour la mettre devant sa bouche, mais Valrin la lui plaqua sur le sol.
« Je veux leur peau. »
L’autre le dévisagea, incrédule.
« Bon sang, c’est une multimondiale ! Qui veux-tu éliminer au juste ?
— Leur bureau exécutif au complet. Les donneurs d’ordres qui envoient les gens comme toi faire le sale boulot. Je veux les tuer, eux.
— Tu es fou. »
Valrin fit aller et venir la lame contre la tempe tatouée de l’homme. L’oreille se détacha et un jet de sang jaillit. Valrin replaça la lame sous son menton.
« On peut dire ça. Mais donne-moi tout de même le nom.
— C’est la KAY. La Kilmer-Ade-Yoruba Co., une multimondiale. »
Valrin laissa échapper un soupir de contentement. Il répéta ce nom à mi-voix pour en savourer la moindre syllabe. Et pendant qu’il égrenait chacune de ces syllabes – la Kilmer – Ade-Yoruba, la Kilmer-Ade-Yoruba –, l’univers cessa d’exister autour de lui.
Puis, d’un geste vif, il trancha la gorge du tueur.